La rencontre de deux initiatives très proches
Le CRÉDOC est une association loi de 1901 qui réalise des travaux sur les conditions de vie de la population, la satisfaction de ses besoins et ses aspirations. Depuis de nombreuses années, le CRÉDOC réalise en particulier des travaux sur différents types de fragilités[1], les moyens de les prévenir et de les accompagner au mieux pour différents types d’acteurs : institutions, entreprises, tiers secteur. Un récent travail de recherche[2] du CRÉDOC s’appuyant sur son enquête Conditions de vie et Aspirations s’est employé à étudier quelques-uns des croisements entre certaines fragilités. Si elle est parcellaire et incomplète sur chacun des champs mieux décrits par différents dispositifs d’enquête dédiés aux thématiques considérées (ENL Enquête nationale logement, etc.), l’enquête du CRÉDOC permet de lier différentes vulnérabilités entre elles au niveau individuel, ce que peu d’autres investigations permettent, aboutissant à un résultat frappant. Alors même que notre enquête n’aborde pas toutes les sources de fragilité, qu’elle ne recense que les difficultés « à date » sans tenir compte des possibles accidents de parcours antérieurs, elle montre qu’en 2018, avant la survenue de la crise sanitaire, les deux tiers de la population se trouvent confrontés à l’une ou l’autre des six situations évoquées (pauvreté monétaire, handicap et santé dégradée, relégation territoriale, isolement et solitude, précarité professionnelle, difficultés de logement). Poussant à sortir d’une approche d’étude distinguant des publics fragiles d’autres publics, et de travail en silo sur différents champs (logement, santé, finances, etc.) et à approcher la fragilité comme un processus, où il est important d’agir au bon moment et sur le(s) bon(s) levier(s) (les difficultés se cumulant souvent) comme nous le détaillons plus loin.
La Fondation Sanofi Espoir a été créée en 2010 avec pour mission de réduire les inégalités en santé. En France, la Fondation accompagne les plus vulnérables, en priorité les femmes et les enfants, grâce à un travail de coordination et de mutualisation des ressources avec ses partenaires associatifs, privés et publics. La vulnérabilité doit s’entendre au pluriel, c’est pourquoi la Fondation s’engage pour construire un accompagnement global de la personne au travers de projets collectifs et multi-sectoriels. De la journée « Vulnérabilités et Parcours de vie en France », qui a rassemblé en 2018 plus de 180 acteurs, est née l’ambition de créer un Institut des Vulnérabilités. Coconstruit avec ses partenaires, cet institut permettrait de mettre en place un laboratoire d’idées ainsi qu’un forum d’échange pour faire converger les actions, et partager les ressources et les bonnes pratiques. Dans le livre blanc « Etats Généraux des vulnérabilités », co-signé par 11 partenaires de la Fondation et remis à Agnès Buzyn, Ministre des Solidarités et de la Santé en février 2019, la création de l’institut est proposée comme une réponse concrète à la prise en charge des vulnérabilités en France. C’est pourquoi la Fondation Sanofi espoir soutient la première année de lancement de l’Institut Vulnérabilités et résilience portée par le CRÉDOC.
Le projet ayant vocation à créer un espace de travail, de connaissance et d’échange plurisectoriel entre acteurs privés, publics, associatifs et du monde de la recherche, d’autres partenaires financeurs et/ou contributeurs d’expertises peuvent s’y associer dès 2021 ou plus tard dans la vie de l’Institut.
Sa philosophie
Au-delà des travaux qui seront nécessaires pour affiner le choix des mots et le champ couvert par les termes de « vulnérabilité » ou « fragilité », l’apparition d’une notion générique pour tenter de les englober toutes nous semble porteuse à plusieurs titres.
1/ Une approche globale
Parler de fragilités, c’est tenter d’envisager de manière transversale les différents difficultés et obstacles qui ne manquent pas de survenir dans la vie de tous. En effet, nombre de travaux en sciences sociales l’ont désormais montré, ces différentes difficultés le plus souvent se cumulent et s’entraînent les unes les autres. Le divorce est une cause avérée de surendettement qui lui-même peut conduire au mal-logement, pouvant possiblement entraîner des problèmes de santé, et de manière corollaire d’emploi… Le cercle vicieux décrit ici est particulièrement noir. Mais notre tentative de mesure de six sources de fragilité repérables dans l’enquête Conditions de vie et aspirations le confirment. On décompte ainsi un tiers de la population confrontée à plusieurs de ces six sources de vulnérabilité sociale qui viennent s’entremêler et s’amplifier les unes les autres. Cet ordre de grandeur est probablement sous-estimé, car rappelons que l’enquête est menée en « population générale » c’est-à-dire sans intégrer les populations les plus en difficulté (SDF, personnes hospitalisées, prisonniers, etc.) et n’aborde pas de manière exhaustive toutes les sources de fragilité comme par exemple les discriminations ou violences dont on peut être victime, les traumatismes psychologiques à la suite de catastrophes.
S’intéresser aux questions de vulnérabilités, c’est dépasser les cloisons artificiellement bâties entre les différentes approches des risques qu’ils soient naturels, sociaux, technologiques, une vision globale, en multipliant les approches : sociale, psychologique, environnementale, pour éviter de considérer les différentes sources de fragilité les unes séparément des autres, afin d’identifier les risques encourus.
2/ Une approche dynamique et qui tient compte des interactions
En sciences physiques, la résilience fait référence à la « capacité d’un matériau à reprendre sa forme initiale après un choc ». Cette définition a trouvé son pendant dans les sciences « psy » pour désigner la capacité d’un individu à s’adapter à un environnement changeant, à revenir d’un stress post-traumatique (Brodiez-Molino, 2016). Le psychiatre Serge Tisseron (2017) souligne que la résilience peut tout autant être appréhendée comme le fruit des qualités individuelles, le résultat d’un « processus intervenant dans des situations traumatiques et permettant de dépasser celles-ci » ou encore des caractéristiques liées à l’environnement. Les interactions avec autrui sont déterminantes (Garrau, 2018). Les liens sociaux peuvent tout aussi bien aider la personne qu’être en eux-mêmes « vulnérabilisants » dès lors qu’ils n’apportent pas reconnaissance et valorisation dans les interactions (Paugam, 2013). Dans nos premiers travaux, les deux groupes de population qui cumulent le plus de difficultés s’articulent précisément autour du rapport à l’autre (isolement relationnel et sentiment de relégation territoriale)
Aborder la vulnérabilité (plutôt que de parler du handicap, ou de la pauvreté, etc.) c’est chercher à approcher de manière dynamique les processus, afin de prévenir une possible bascule, et mettre en place des politiques sociales préventives. Les termes de fragilité et vulnérabilité sont en effet apparus en premier lieu dans le champ des politiques de grand âge, et conceptualisés par des gériatres américains dans les années 1990, via les termes de “fragility” ou « frailty », pour désigner la baisse des capacités physiques des personnes âgées. Identifier la fragilité d’une personne âgée c’est chercher à repérer les moments critiques où une aide, un appui peuvent aider la personne concernée à rester autonome. Intervenir trop tard, c’est risquer qu’un élément déclencheur (une chute par exemple, l’éloignement d’un proche, etc.) entraine un enchaînement d’évènements beaucoup plus difficiles ensuite à compenser, car multiples, et s’auto-entraînant. Initialement utilisée pour la catégorie des personnes âgées dont on souhaite éviter la dépendance, l’approche de la vulnérabilité est aujourd’hui mobilisée dans de nombreux autres champs.
3/ Une approche qui implique une relation entre semblables
Reconnaître que nous avons la vulnérabilité en partage, c’est pouvoir reconnaître la dignité d’autrui, sans condescendance ni pitié, dans un regard d’égal à égal et poser les jalons d’une relation entre deux personnes/acteurs vulnérables qui peuvent chacune s’apporter quelque chose.
Dans le champ des sciences sociales et en particulier des politiques sociales, la notion valorise la capacité des sujets à avoir prise sur leur existence, à agir sur la réalité et à modifier quelque chose du monde. Prendre en compte les fragilités permet d’agir « avec » les personnes et non pas « pour » elles. L’individu n’est plus seulement bénéficiaire, il doit être associé. On est ici proche des philosophies d’investissement social[3]. S’intéresser à la vulnérabilité, c’est rechercher auprès de qui, et à quel moment intervenir, quels dispositifs mettre en place pour développer des capacités individuelles par une “protection sociale proactive, intégrative et préventive sur le cycle de vie”, quel est le levier le plus opérant pour enclencher une dynamique de retour à l’autonomie, et à quel moment les dispositifs d’accompagnement sont les plus efficaces. L’approche transversale, dynamique et relationnelle de la fragilité permet alors de renverser la vision du vivre-ensemble et des politiques qui lui sont associées (Fred Poché, 2004) : plutôt que de mettre en place des politiques sociales réfléchies « pour les oubliés d’une société de concurrence », une « politique de la fragilité valorise la capacité des sujets à avoir prise sur leur existence, à agir sur la réalité et à modifier quelque chose du monde ». L’individu n’est plus seulement bénéficiaire, il doit être associé.
4/ Une approche opérationnelle
La vulnérabilité est plus une catégorie de l’action qu’une catégorie d’analyse. Il s’agit d’analyser les situations pour apporter une réponse pertinente.
Citons plusieurs exemples concrets d’outils
- La grille AGGIR qui définit un système de paliers de fragilité et donc de dépendance potentielle
- Le score Epices : un score individuel pour repérer la précarité et favoriser la prise en charge de problèmes de santé (grossesse, etc.)
- L’indice de pauvreté multidimensionnelle, l’IPM, (10 indicateurs, dans les trois dimensions de la santé, de l’éducation et du niveau de vie) vise à intégrer le manque d’accès aux ressources, l’accès restreint au pouvoir politique, un faible capital social, une mobilité limitée pour viser la capabilité des personnes (Sen) : capacité des individus « à pouvoir être » et à « pouvoir faire »,
Si les exemples présentés ici sont de nature « quantitative », ils ne doivent pas faire oublier les autres dimensions (dynamiques, entre semblables etc.) et veiller à ne pas créer des catégorisations provoquant à leur tour des difficultés pour des personnes ne « rentrant pas dans les cases », comme l’illustre très bien le film Moi, Daniel Blake de Ken Loach, 2016
Schéma des dimensions intégrées par la Vulnérabilité
Source : Crédoc
En résumé, la vulnérabilité :
- Est propre à la condition humaine, il n’y a pas d’un côté des publics fragiles et de l’autre des publics autonomes
- Implique une relation de pair à pair et d’agir « avec » les personnes (plutôt que « pour » les personnes)
- Est une approche qui tient compte des interactions des personnes (avec la société, les pouvoirs publics, les associations, la famille, etc.)
- Est une approche dynamique : un processus réversible qui invite à agir en prévention des moments de bascule
- Est une approche globale, qui cherche à prendre en compte le cumul des difficultés et les liens entre vulnérabilités
- Est une approche opérationnelle : une catégorie d’action pour penser des actions qui cherchent à prendre en compte la globalité de la personne, plus que d’analyse (avec un périmètre précis comme par exemple la pauvreté en conditions de vie)
- avec un champ et périmètre (ex : la pauvreté financière/ la pauvreté en conditions de vie) et catégorie d’action =philosophie et approche pour agir en prenant en compte la globalité de la personne
L’urgence provoquée par la crise sanitaire et ses conséquences en chaîne
La période actuelle de crise sanitaire, exceptionnelle à plusieurs titres, nous semble renforcer l’urgence de mettre en place des dynamiques de connaissance et d’expérimentations transverses. Elle constitue, sans nul doute un choc profond pour notre société. Difficile de dire à ce stade combien de personnes seront finalement touchées par la maladie et quel sera le bilan des morts en France et dans le monde. Mais les conséquences psychologiques[1] et économiques[2] du confinement sont déjà avérées. La faillite possible d’entreprises et secteurs quand les aides se raréfieront va plonger brutalement de nombreux ménages dans une situation financière et professionnelle inextricable, la possibilité de retrouver rapidement un emploi pour les chômeurs étant fortement compromise. La perte de revenus peut entrainer des conséquences en chaîne : perte de logement, ou mal logement, précarité énergétique, etc. Les reports de soins “non urgents” le seront devenus avec le temps, les tensions au sein des familles vraisemblablement plus fortes (cf. hausse du taux de divorce en Chine). L’absence d’un équipement suffisant ou le manque de maîtrise du numérique est sans nul doute venu amplifier les inégalités scolaires, d’accès aux soins, de maintien du lien social, etc.
Si le projet est ambitieux, par son périmètre, la démarche suivie est celle des « petits pas », d’une avancée pragmatique, avec un écosystème en construction, des règles de fonctionnement à affiner et améliorer en continu. |
[1] Voir par exemple l’étude COVIPREV de Santé publique France qui décompte 31,5% des 18-24 ans avec des syndromes dépressifs du 15-17 février 2021, contre 12% en juin-juillet (source COVIPREV, Santé publique France, score supérieur à 10 sur l’échelle HAD)
[2] Selon l’INSEE, le PIB a chuté de 8,3% en 2020 soit une chute inégalée depuis la Seconde Guerre mondiale.
[1] Cf. annexes
[2][2] BERHUET Solen, CROUTTE Patricia, DE BARTHES Jeanne, HOIBIAN Sandra, « Tous autonomes et vulnérables à la fois » – Etat des lieux des publics fragiles, Cahier de recherche N°C348, 2020, https://www.credoc.fr/publications/tous-autonomes-et-vulnerables-a-la-fois-etat-des-lieux-des-publics-fragiles
[3] Des philosophies portées par l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), l’AISS (Association internationale de sécurité sociale), l’OIT (Organisation internationale du travail) et par quelques auteurs (G. Esping-Andersen, B. Palier, J. Damon notamment).